"Demandez et l’on vous donnera " Oui, mais à qui ? Et pourquoi ?
Bonjour les Êtres
humains !
Aujourd’hui, je vais
vous révéler un petit secret sur moi : J’ai été un vrai villageois. Pas
dans le sens que l’entendent ceux qui le disent comme une insulte. Villageois
dans le sens que j’ai grandi au village. En effet, j’ai vécu de ma première à
ma cinquième année d’existence à Effak Bibègne, un grand village à environ sept
kilomètres de Bitam, la seconde ville du Woleu-Ntem, province septentrionale du
Gabon. C’était vraiment un autre monde ! En faisant une comparaison avec
les autres étapes de ma vie, j’ai fini par faire un constat stupéfiant :
il n’y a pas de mendiants au village ! J’ai beau fouiller dans les
tréfonds de ma mémoire, en revoyant tous les villages que j’ai visité :
d’Effack Bibègne, chez ma mère, à Adzap, le village de mon père, ou encore dans
les autres multitudes de villages où on allait voir, ici, la sœur de la
grand-mère, là, l’arrière-grand-mère, là encore, les cousins très éloignés de
la famille, je ne me souviens pas avoir vu une fois un seul mendiant !
Je pense bien que la
première fois que j’ai pris conscience de l’existence de cette catégorie de
personnes, c’était à Libreville (Gabon). J’étais encore enfant et je me
promenais au centre-ville avec mon père. Il s’est arrêté devant un homme maigre
et handicapé et lui a tendu une pièce. Je crois avoir été choqué de voir qu’il
y a sur cette terre, des personnes qui n’ont aucun moyen de survenir à leurs
besoins vitaux, si ce n’est quémander. Cela a dû rendre ma main plus généreuse.
Je donnais dès que je pouvais chaque fois que je rencontrais une main tendue. Il
faut dire que je n’en croisais pas des masses, de mendiants. Jusqu’à ce que
j’arrive au Mali. Là, je me suis rendu compte que le phénomène pouvait avoir
une ampleur démesurée, à une plus grande échelle nationale.
Mais c’est au Sénégal
que j’ai vu le vrai visage de la mendicité : une activité qui ne sert plus
seulement à se procurer du pain quotidien pour une personne, mais qui nourrit
des familles entières, et qui prend même une dimension économique et culturelle
avec le phénomène des Talibés, des enfants qui mendient au compte d’une obscure
personnalité qui les exploite. Je crois n’avoir jamais vu autant de mendiants
en toute ma vie que tous ceux que j’ai rencontré à Dakar : il y en a de
tous les âges, hommes comme femmes, de tous les genres, des malades mentaux aux
personnes totalement valides, à tous les coins de rue, et à toute heure de la
journée et de la nuit. Parfois, je me pose beaucoup de questions sur ces
personnes qui mettent sans cesse à l’épreuve ma bienveillance : à qui
doit-on adresser la générosité ? Face à cette multitude de mains tendues,
doit-on encore être généreux ? Peut-on d’ailleurs être encore généreux
aujourd’hui, avec toutes les contraintes économiques, sociales comportementales
auxquelles nous sommes tous les jours confrontés ?
Il faut dire que les
contraintes qui pèsent sur nous, les Africains, sont légion. Particulièrement
celles qui nous sont imposées par nos diverses croyances. Car vous constaterez
bien avec moi que, que ce soit chez les chrétiens, les musulmans que chez nos
parents animistes, qui optent pour les croyances dites
« traditionnelles » (les religions révélées ne relèvent-elles pas
aussi de traditions ?) , souvent basées sur le culte des ancêtres et une
sorte de loi du Karma qui interagit sur vous selon la droiture des actes que
vous posez, s’il y a une chose qui est communément recommandée, c’est la
générosité, l’aumône. Il y en a même qui croient tant qu’ils donnent
systématiquement et spéculent même au centime près le bénéfice qu’ils espèrent
retirer de cet acte, selon la valeur du don ! Et même selon celui à qui
ils donnent ! Ces derniers sont si nombreux et divers ! Quant à moi,
je pourrais les ranger en deux grandes catégories : d’une part, ceux que
j’appelle les « mendiants de métier », et d’autre part, les
« mendiants d’occasion ».
Les premiers cités sont
ceux qui se lèvent de chez eux le matin et décident que ce qu’ils feront de
leur journée, leur principale activité, sera de demander des pièces aux
passants. En général, ce sont, soient les enfants Talibés, des personnes du
troisième âge, qui n’ont surement personne pour prendre soin d’elles et les
handicapés, réduites au chômage par leur état physique. Il y a une autre classe
assez particulière que j’ai découverte d’abord à Bamako, et que je croise
à longueur de journée dans la capitale sénégalaise. Ce sont les jeunes mamans.
Par jeunes, je veux dire, qui ont des enfants en très bas âge. Dans l’ensemble,
les mendiants de « métier » sont très organisés. Ils ont leurs
emplacement, où ils se posent et se mettent le plus à leur aise possible :
souvent sur une natte, à l’ombre, dans un endroit assez fréquenté, mais pas
trop, pour ne pas troubler leur tranquillité. Il y a ceux qui psalmodient des
paroles empruntes de religiosité, ou encore ceux qui préfèrent les chanter. Il
m’est arrivé d’entendre de ces voix exceptionnelles ! À propos de chant,
ceux qui me sidèrent les plus sont ceux qui montent dans un bus, s’installent
tranquillement et attendre que celui-ci soit en marche pour se lever et faire
leur quête, le tout en scandant des airs emplis de tristesse, sans se soucier
de déranger les autres passagers. Ceux de cette première catégorie sont si
nombreux qu’il est difficile de passer six heures à Dakar sans les croiser. Ce
qui n’est pas le cas pour ceux de la seconde catégorie.
Plus discrets, les
mendiants « d’occasion » sont, pour moi, des personnes comme vous et
moi, qui peuvent tout de même subvenir correctement à leur besoin, parce
qu’elles ont le moyen de le faire en exerçant un métier, ou parce qu’elles ont
la garantie que quelqu’un est responsable d’eux, mais qui, pour une raison ou une
autre, se retrouvent un jour dans une situation sans autre issue. Cela peut
arriver à tout le monde de prendre le bus, de se retrouver quelque part et se
rendre compte qu’on n’a pas assez pour payer le trajet. Dans ce cas, on est
souvent confronté à un choix complexe : marcher, tout en prenant les
contraintes de la distance, du climat, de l’état physique, de l’heure et autre…
ou se faire violence et oser demander
l’aide d’un inconnu. Je ne sais pas pour vous, mais je ressens le fait de
demander comme une façon de me rabaisser, car, en réalité, je devrais avoir les
moyens de ne pas avoir à le faire. Tendre la main, pour moi, c’est avouer avoir
échoué à la tâche qui m’incombe de prendre moi-même soin de ma personne. Et je
déteste l’échec ! Lorsqu’une personne réellement dans ce genre de
situation m’apostrophe, j’imagine toujours le courage qu’il m’aurait fallu, à
moi, pour aborder ainsi un inconnu et lui confier mon sort. J’ai bien dit « réellement dans cette situation »,
parce qu’il y a ceux qui ont adoptés cette stratégie dans leur métier de
mendiant. Ça me rappelle un monsieur qui traine non loin de chez moi. Quelques
fois, je le croise le matin, et il me dit qu’il doit se rendre en banlieue, et
qu’il n’a pas le transport. En rentrant le soir, lorsque je le revois qui vient
vers moi et me raconte la même histoire, je me demande à quel moment il y va, à
sa banlieue ! C’est en grande partie à cause de ce genre de personnes que
j’ai du mal à faire l’aumône à tous vents. J’en suis même venu à me demander si
j’y suis réellement contraint.
En général, lorsque je
commence à me demander si je suis vraiment obligé de faire quelque chose, je me
pose toujours la même question : quel est mon réel intérêt à faire cela.
La première fois que je me suis vraiment posé la question, j’étais dans la
capitale malienne ou je passais ma licence. Un jour, en sortant des cours avec
une amie, nous avons trouvé, assise devant le portail de la faculté, toujours
au même endroit, dans la même position suppliante que le jour d’avant et tous
les autres, cette femme d’un certain âge qui y s’y pointait toute la journée
pour récolter quelques pièces provenant d’âmes généreuses. Etrangement, mon
amie, qui avait pourtant l’habitude de glisser une pièce en passant, n’eut même
pas un regard pour la femme. Un peu plus tard, elle me raconta qu’elle avait
rencontré cette dernière au marché, quelques jours plus tôt, en train d’acheter
des sets entiers de couverts et autres ustensiles de cuisine. Ce jour-là, je me
suis dis que si c’est pour enrichir ceux qui vivent mieux que moi, pauvre
étudiant, qu’on sollicite autant ma générosité, je vais la ranger dans la poche
quelques temps. Depuis, je me méfie un peu de ceux qui mendient tous les jours.
Je me demande toujours si, à force de recevoir sans faire d’effort, ils n’ont
pas fini par refuser de faire autre chose pour gagner leur vie. Dans ce cas,
pour moi, ce n’est que du parasitisme. J’ai du mal à concevoir qu’on puisse
passer toute son existence à vivre gratuitement de la générosité des autres. A
Dakar, en apprenant que certains font travailler des enfants dans la rue, à
supplier qu’on leur donne quelques pièces pour les nourrir, pièces qui
finissent en grande partie dans les mains de leurs prétendus
« précepteurs », ma générosité s’est enfoncée un peu plus dans ma
poche : pour moi, il n’y a qu’une façon d’en finir avec ce fléau, c’est de
ne plus alimenter ces réseaux mafieux au point qu’ils soient condamnés à
disparaitre, faute de rentabilité.
Mais ceux qui ont fait
disparaitre mon élan de générosité tout au fond de ma poche sont les
« Bayefall ». Ce sont des disciples d’une certaine confrérie
religieuse du pays de la Téranga. Ces hommes vêtus de grands boubous bariolés,
avec leurs longues nattes de dreadlocks, qui parcourent la ville souvent en
groupe, pieds nus sur le bitume, ont une manière tellement incroyable de vous
aborder : tantôt, ils savent se montrer très diplomatiques lorsqu’ils vous
présentent leurs larges bassines en plastique dans laquelle ils vous demandent
de donner une contribution pour l’organisation d’une de leur énième grande
cérémonie de l’année ; tantôt, ils deviennent un ton arrogants, voir
agressifs, surtout avec les femmes. Pourquoi veux-tu m’obliger à contribuer
financièrement à l’organisation d’une cérémonie à laquelle je n’assisterai même
pas et qui, franchement, ne me concerne en rien ? C’est peut-être, à la
limite, une contrainte culturelle pour toi, mais cela ne fait nullement partie
de ma culture ! Adresse-toi donc à ceux qui sont concernés, eux qui
donnent tant ! Quelques fois, quand je vois toutes ces pièces, je me dis
intérieurement : « si tu savais qu’il y a bien plus de pièces
dans ta bassine que tout ce que je possède actuellement, tu aurais plutôt pitié
de moi ! »
Il est vrai qu’en ces
moments, la générosité n’est pas donnée, si je peux m’exprimer ainsi. Parce
qu’avec les situations des uns et des autres, qui ne sont pas souvent très
éloignées, on pourrait tous se retrouver à demander l’aumône. Certes, il y a
bien quelques uns d’entre nous qui ont la chance d’avoir plus d’argent que
leurs besoins réels n’en nécessitent, mais pour la grande majorité des
populations, c’est presque toujours un miracle de tenir le mois. Entre les
dépenses mensuelles dédiées à se loger, à se nourrir, à envoyer les enfants à
l’école, à se soigner, les dépenses quotidiennes, pour se déplacer, par
exemple, et les imprévus, il est bien souvent difficile, après une petite
réflexion, de sortir et offrir une pièce qui aurait pu nous être salutaire dans
une quelconque situation. La crise économique n’a fait qu’accentuer cette
précarité globale et quasi-pérenne. Sans compter qu’il y a une autre sorte de
crise : la crise de confiance. Parce qu’il faut l’avouer, j’ai bien du mal
à donner à quelqu’un en qui je n’ai pas confiance. Je veux dire par là,
quelqu’un dont je ne suis pas sûr que le besoin imminent qu’il évoque soit
avéré. Et aujourd’hui, ils ne sont pas nombreux, ceux à qui j’accorde cette
confiance. Entre ceux qui mentent et ceux qui ne veulent vivre qu’en suscitant
la pitié, mes mains tendues ont cessé de balancer et ont préférer se planter,
bien fermées, aux fond des poches de mon jeans.
Surtout, n’allez pas
croire que je suis radin. Non, je donne quand je peux, mais surtout, je donne à
ceux qui, pour moi, le méritent vraiment. Ce sont, en premier lieu, ceux que je
juge dans une nécessité absolue. Je veux parler des malades mentaux, du moins,
ceux qui demandent. Je me demande toujours si les autres, qui ne le sont pas,
ont quand même assez de lucidité pour penser à prendre soin d’eux et considérer
ce dont ils ont besoin immédiatement et comment se le procurer. Il y a aussi
les albinos, pour qui, partout où je suis passé, les conditions de vie donnent
juste les larmes aux yeux. Ils ne peuvent souvent pas travailler ou même
apprendre un métier, et sont souvent rejetés par leurs proches et par la
société. Enfin, il y a ces grands handicapés, souvent atteints d’une
malformation consanguine ou ayant été victime d’un accident qui a presque
réduit à néant leurs capacités motrices. En second lieu de ceux à qui j’aime
donner, il y a ceux qui osent prendre leur courage à deux mains et demander de
l’aide. Pour avoir été confronté dans ma vie à des situations assez difficiles,
je me mets souvent plus facilement à la place de ceux-là. Je sais ce que ça
fait de se rendre compte qu’après avoir fait le tour d’un problème, l’unique
solution qui vous reste est de demander de l’aide. Il m’est parfois arrivé de
me dire « Engo, vu où tu es, la distance que tu dois parcourir, le temps
qu’il fait, combien il te reste en poche, il est humainement impossible que tu
marche. Tout ce que tu peux faire, c’est demander à quelqu’un de bien vouloir
te payer le ticket du bus ». Mais ceux à qui j’aime le plus apporter mon
aide, ce sont ceux qui n’arrivent pas à franchir le pas et tendre la main. Il
ne vous est peut-être jamais arrivé de voir quelqu’un pleurer parce qu’il a
faim. Mais je vous assure que c’est une vraie torture morale de se dire qu’on
est incapable de subvenir à ses propres besoins. Et cette douleur est d’autant
plus accentué qu’elle se transforme vite en honte. Si l’on pouvait mourir de
honte, nous ne serions pas sept milliard aujourd’hui ! Donc, dès que je
perçois quelques signes qui me montrent que mon voisin, que mon ami, ou même
qu’un inconnu croisé dans la rue, est dans cette situation, je lui offre
grandement mon aide, pour ne pas qu’il ait à vivre pire que ce qu’il subit
déjà. Bien que mon aide soit rarement financière.
Oui, je donne
difficilement de l’argent. D’abord parce que j’ai un problème particulier avec
cette entité, mais ça, c’est un autre sujet. Ensuite, parce que je me dis que
ce dont les gens ont besoins, ce n’est pas réellement l’argent, mais plutôt le
moyen de régler un problème que l’argent semble le seul à pouvoir résoudre.
Donc, ce qui m’intéresse, moi, ce n’est pas le montant nécessaire, mais plutôt
la solution à trouver. Ainsi, à celui qui a un problème de transport, je peux
offrir le ticket du bus, un sandwich ou mieux à celui qui a faim, ou même,
comme il m’est arrivé parfois, un
médicament à la pharmacie pour celui qui est malade. Enfin, la raison pour
laquelle je donne difficilement de l’argent à ceux qui sollicitent mon aide,
c’est que j’ai constaté que cela rend paresseux. Celui à qui vous donnez une
pièce le matin, vous en demandera une autre plus facilement le soir, parce
qu’il sait que vous avez déjà céder une fois et donc que vous pouvez encore le
faire, au lieu de chercher à gagner
cette pièce. Or, je préfère, pour paraphraser un célèbre proverbe chinois,
enseigner la pêche au pauvre plutôt que de lui donner du poisson.
Ce que, par contre, je
donne très volontairement, c’est un coup de main. D’une part, parce qu’un coup
de main, ça ne se refuse pas ! C’est donc quelque chose de très facile à
offrir. D’autre part, donner un coup de main, c’est augmenter les chances que
quelque chose soit bien fait. Parce que quoi que vous disiez, quand la bonne
volonté y est, il est plus facile de bien accomplir une tâche à plusieurs que
tout seul. Et au moins, j’aurais contribué à la réussite de quelque chose, ne
fusse qu’une fois, ce jour-là.
Pour terminer, je
voudrais revenir sur le sens littéraire de « généreux ». Mon
dictionnaire Larousse me donne comme premier synonyme de cet adjectif, le mot
« désintéressé ». Et pour moi, c’est ce qui devrait le mieux
caractériser un acte de générosité : le désintéressement. Il ne s’agit pas
de donner pour se garantir un retour d’ascenseur, un jour, que ce soit de la
part du bénéficiaire, de quelqu’un d’autre, de l’Etat, de la providence, de
Dieu. Faire l’aumône, c’est donner juste pour aider, sans rien attendre en
retour. C’est la raison pour laquelle je suis d’avis que lorsque qu’on veut
vraiment donner, la meilleure chose à offrir, c’est de son temps, parce que ça,
personne ne pourra jamais vous le rembourser !
Sur ce, je tiens à
souhaiter une bonne fête des Rameaux et déjà, bonne fête de Pâques à tous les
chrétiens. Et à tous, donnez toujours de bon cœur, et soyez aussi larges que
Dieu, dame nature, la providence, la chance, la vie -appelez cela comme vous
voulez- est large avec tous les êtres !
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