Les choses d’Alalango : un samedi soir comme les autres

Bonjour les Êtres humains ! 


 Bien qu’étant très pris en ce moment, principalement par mes activités professionnelles et familiales, il me tient très à cœur de partager avec vous, de temps à autre, quelques pensées, surtout celles qui concernent les sujets qui m’interpellent le plus. Aujourd’hui, je voudrai vous faire découvrir l’ambiance qui règne dans le quartier où je vis : derrière l’ENS. 

 Comme je l’ai déjà surement ressassé plusieurs dizaines de fois ici, j’ai passé toute mon enfance dans ce petit quartier du premier arrondissement de la capitale gabonaise. Je ne l’ai quitté qu’après mon baccalauréat, pour poursuivre mes études supérieures, et je l’ai regagné il y a cinq ans, à mon retour de mes voyages estudiantins à travers l’Afrique de l’ouest. J’y suis donc à nouveau installé depuis mon retour, bien que j’aie délaissé le domicile familial pour une location à moins de cent mètres de là, avec femme et enfants. 

 Alors, pour bien vous mettre dans le contexte, il faut que vous compreniez que notre quartier est ce qu’on appelle communément dans une grande partie du tiers-monde, un bidonville ; en Amérique du sud, on parlera de favela, et de township, dans la Nation arc-en-ciel. Nous les appelons affectueusement, dans notre créole local, le « mapane ». Je vous passe les détails sur l’état délabrée des routes, quasi-inexistantes, l’obsolescence, pour ne pas dire l’absence des installations de base de voirie : chassée, trottoirs, éclairage public, etc. le manque de commerces essentiels comme une boulangerie, une pharmacie, une librairie, et toutes ces choses que le commun des mortels considère comme basique dans un quartier digne de ce nom. 

 Mais ce qui est le plus à déplorer, bien que n’étant pas une spécificité de notre cher mapane, est la disponibilité de l’eau courante pour tous. Pour être clair et concis, je vous dirai que cela fait, en mois… honnêtement, j’ai arrêté de les compter ! Cela fait je ne sais combien de mois que, bien qu’étant censé avoir l’eau courante dans mon studio, je n’ai pas vu une seule goutte sortir d’un de tous les robinets qui s’y trouvent. C’est comme si ces installations de plomberie étaient en fait devenues des objets décoratifs, tant ils ne nous servent jamais à rien. En clair, nous n’avons jamais d’eau. 

Ne pouvant bien évidemment pas vivre sans cette ressource capitale, chaque habitant de notre quartier tente, à l’échelle individuelle, de trouver des solutions pour se procurer de l’eau. Pour certains, il y aura le puits creusé derrière la maison, pour d’autres, il y a les pompes dites publiques, qui sont en réalité des robinets installés çà et là dans le mapane, la plupart du temps par des jeunes nourris d’ambitions politiques, sous la bannière d’un mouvement, parti ou même d’un soi-disant mécène nanti du pays, bien évidemment à des fins électorales. D’autres encore, qui en ont les moyens, se font faire des installations assez rocambolesques pour être expliquées ici : en fait, il y a, dans notre capitale, certaines zones géographiques qui sont, inexplicablement, toujours pourvues en eau potable, quelle que soit la période de l’année. Ainsi, pour ceux qui peuvent dépenser des centaines de milliers de nos francs, il suffit de s’entendre avec un propriétaire de compteur d’eau dans une de ces zones, en l’occurrence, en ce qui concerne notre mapane, dans le quartier voisin dit « Derrière la Prison », pour qu’il vous connecte sur son compteur d’eau. A vous alors de vous démerder à faire parvenir cette eau chez vous, même si le compteur se situe à deux ou trois kilomètres de là. 

Mais, pardonnez-moi cette longue digression, car, je m’égare du sujet principal de ce billet. Alors, pour y revenir, je vous dirai que pour les pauvres « makayas » comme moi, selon l’expression consacrée ici pour désigner le Gabonais lambda, la dernière alternative qui reste pour se procurer de l’eau potable est de s’abonner chez un voisin qui, lui, a la grâce d’avoir de l’eau en permanence. Il faut alors se nantir d’un certain nombre de récipients qu’il faut aller remplir chez ce dernier, à des heures bien précises, question de gestion parcimonieuse de l’or bleu, moyennant un forfait mensuel. C’est dans cette dernière catégorie que je me trouve. Et c’est ainsi que, ce samedi 31 octobre 2020, aux environs de 22H, je me suis rendu chez ma jeune cousine, pour exécuter ma corvée d’eau quotidienne. 

Une fois celle-ci achevée, et compte-tenu du fait que j’étais totalement en nage après avoir transporté plusieurs bidons de 20 litres pleins, sans compter les seaux, et les sacs pleins de bouteilles, je me suis dit que ce serai une bonne idée d’aller me rafraîchir en prenant un verre à Alalango Bar. Ceux d’entre vous qui ont eu l’opportunité de lire l’ouvrage « Les Matitis » (autre appellation locale du Mapane, soit-dit en passant), y ont surement lus ce nom. Il s’agit d’un des plus anciens, sinon le plus vieux bistrot de notre quartier. Il existait déjà à l’époque où j’étais au primaire, et bien avant, je pense. Je ne sais pourquoi, cette ancienneté est justement ce qui m’y attire : j’ai toujours l’impression de me retrouver dans une sorte d’institution, témoin du passage de plus de trois générations dans le quartier.

Lorsque j’arrive donc à Alalango Bar, il est environ 22h et demi, sinon un peu plus. Je me fixe un intervalle d’une heure maxi pour siroter quelque chose en parcourant mes mails et autres notifications de réseaux sociaux, ou en lisant un des romans numériques que j’ai sur mon Smartphone, avant de rentrer chez moi. 

Le bistrot est divisé en deux compartiments : en premier plan, se trouve la terrasse couverte où sont installées une poignée de tables toutes vides. En second plan, se trouve la partie intérieure du bar, avec, sur la gauche, en entrant, deux tables dont une est occupée par un groupe de jeunes du quartier. Dans le groupe, je retrouve un ancien condisciple de classe du primaire, avec qui je partage quelques civilités avant de me rendre au comptoir. Sur ma droite, des banquettes en cuir ont été installées derrière des tables pleines de bouteilles de bières. Toutes sont occupées par des jeunes hommes et femmes, tous de ma génération. J’en reconnais un grand nombre, tous les visages m’étant familiers. Je passe ma commande au comptoir et décide d’aller m’asseoir à la terrasse. 

Au bout d’une dizaines de minutes, un groupe de jeunes femmes qui étaient attablées dans le bistrot passe devant moi : « le coin devient moche ! On va voir ce qui se passe un peu plus haut » dit l’une d’elle. A l’intérieur, des jeunes se mettent à scander les paroles du morceau du rappeur américain Pop Smoke que les baffles diffusent avec un volume à vous arracher les lobes d’oreilles ! Heureusement que j’avais tout prévu : je mets mes écouteurs et apprécie, tout en lisant mes mails, quelques chefs-d’œuvre d’un de mes artistes favoris, Michael Jackson. « Au moins, lui, j’arrive à comprendre de quoi il parle dans ces chansons », me dis-je. 

De l’autre côté de la route, en face du bistrot où je me trouve, il y a, montés sur des sorte de pilotis, deux bars côte-à-côte, dont les enceintes musicales arrivent à rivaliser avec les hurlements venant d’Alalango Bar. Depuis ma position, j’aperçois, dans l’un de ces deux bistrots, un jeune homme qui se déhanche avec une telle violence, que je suis contraint de retirer momentanément mes écouteurs pour découvrir quel genre de musique le rend si joyeux. Vêtu en tenue de maison, comme on le dit souvent localement, il a les yeux quasiment fermés, seul debout au milieu des tables sur lesquels d’autres clients, affairés dans de houleuses discussions, ne lui prêtent aucune attention. Il a les bras levé vers le ciel et secoue ses hanches par de violents coups de reins répétés au rythme de la grosse caisse qui résonne sur le titre « Kilimandjaro », actuellement en vogue dans la capitale. 




Sur la route, le défilé de groupes de jeunes hommes et femmes qui passent et repassent, surement à la recherche du bar le plus chaud du coin, est incessant. De mon côté, je tente de replonger dans la lecture de mes mails lorsqu’un groupe de trois hommes arrive et s’installe sur la table en face de la mienne. A l’intérieur d’Alalango Bar, la température vient de monter d’un cran : en effet, plusieurs jeunes femmes, vêtues assez légèrement, y ont fait irruption et se trémoussent déjà devant le grand miroir près du comptoir, avant même d’avoir passé commande. Il faut dire que les rythmes endiablés d’Elone, danse locale de l’ethnie Fang, majoritaire, non seulement dans le pays, mais aussi dans le quartier, échauffent les esprits là-dedans ! Au bout d’une trentaine de minutes, j’ai déjà achevé ma consommation et m’apprête à me lever pour partir. A cet instant, comme attirés par un appel mystique ou un signal que je ne peux surement pas décoder, plusieurs groupes de jeunes gens, déjà assez éméchés, ont littéralement envahi la terrasse sur laquelle je jouissais d’un calme quasi absolu à mon arrivée. Non seulement Les quatre tables sont pleines, mais la gérante du bar est même contrainte de sortir des chaises en plastique en plus de son stock, entreposé derrière le comptoir. 

En quittant Alalango Bar, je remonte la ruelle vers mon domicile. En chemin, je croise tellement de personnes sur celle-ci que je me demande s’il n’y a pas une fête particulière, un événement important dont je n’aurai pas été informé. Ils sont de tous âges : des gamins de moins de dix ans, dont la présence à cette heure-ci dans la rue me pousse à me demander si leurs parents ne les recherchent pas à leurs domiciles, jusqu’aux vieillards qui ne peuvent plus se déplacer sans béquilles, tous à la recherche d’on ne sait quel « show ». 

Au point névralgique du mapane, c’est un autre univers : en effet, il existe, dans cette zone de notre quartier, une intersection communément appelée « petit marché », que je pourrai vous décrire comme ces endroits que l’on dénomme « Rue Princesse », dans les métropoles ouest-africaines (Abidjan, Bamako, pour ne citer que celles-là). A cette intersection, il n’y a pas moins de cinq bistrots, chacun crachant son flot de décibels assourdissant. Dans certains, la discrétion est de mise, les clients y étant assis dans des coins assez sombres et lugubres, et discutant sans trop se faire remarquer, tandis que pour d’autres, les tables ont été installées directement sur la latérite, au beau milieu de la voie, faisant fi du danger des véhicules. Partout, le point commun des tables est la présence de ces jeunes femmes, pourtant habitantes du quartier, qui, s’étant pour beaucoup parées de leurs plus bel apparat, excitent les esprits de jeunes et moins jeunes hommes qui boivent et dépensent sans compter. 

En me dirigeant vers ma maison, je croise une de ces meutes de jeunes femmes, assises sur quelques pierres et briques, qui semblent s’entretenir sur le programme de leur soirée à venir. « Prends nous deux Marlboro Light chez le vendeur de cigarettes », ordonne l’une d’entre elles à celle qui vient juste de passer devant moi. « Ajoute aussi la Fine mentholée pour moi », renchérit une autre. 

A quelques pas de la porte de ma maison, je me souviens que je n’ai plus de crédits téléphoniques. Or, il m’en faut pour pouvoir activer un forfait internet mobile, afin d’effectuer d’innombrables mises à jour sur mon ordinateur portable. Je fais donc demi-tour, à la recherche d’un boutiquier encore ouvert à cette heure-ci (même s’il est à peine 23h15). En chemin, je passe devant le petit troquet de ma tante. Celui-ci, qui, en général, n’a pour clients que mon père, ses frères et sœurs (c’est celui de sa sœur), et une poignée de vieux papas du quartier, parait bien triste à cet instant, comparé au reste du mapane. Il faut dire que celui-ci est systématiquement fermé dès 22H au plus tard, compte-tenu de l’âge avancé et des responsabilités de sa tenancière, ainsi que de ceux de ces fidèles clients. 

Mais juste en face du maquis de ma tante, se trouve un autre centre névralgique de la fête dans le quartier. Ce petit local d’à peine dix mètre-carré au maximum, ferme rarement avant le lever du jour. Il est généralement envahi de jeunes garçons et filles à peine sortis de l’adolescence, qui y célèbrent presque tous les soirs, chose étonnante pour être signalée, un ou plusieurs anniversaires. Et ce soir, comme tous les autres, il est tellement bondé que certains clients sont assis sur les trois marches d’escaliers qui mènent à son entrée. A l’intérieur, résonne dans les enceintes un des morceaux de musique qui me sidère le plus en ce moment. Le refrain suffit à vous faire comprendre pourquoi (veillez pardonnez le langage, je ne fais que transcrire les paroles de la chanson) : «Baiser, Maman, ton homme il faut le baiser ! Le sucer, le baiser, le baiser… » Et dire que la musique est censée être un outil d’éducation populaire ! 

Avant d’arriver chez le boutiquier, et juste à quelques pas de là, je croise un groupe de jeunes hommes attroupés devant ce qui est normalement le palier d’un studio habité. Dans l’air, une forte odeur agresse mes sens olfactifs. En jetant un coup vers ce groupe, je me rends compte que l’un d’entre eux tient en main un joint de cannabis qu’il passe à son voisin, là, sur la voie publique, au vue et au su de tous les passants, sans aucune gêne, « en plein public devant les gens !» comme disent les jeunes. 

A l’intersection précédant la boutique où je me rends, se trouve le prolongement de la « Rue Princesse », qui démarre au « petit marché » : en ce lieu, et directement adossés à la barrière de l’école primaire du quartier, surnommée avec le temps, « l’Ecole du village » (et dire que j’y ai fait tout mon parcours primaire), près de six débits de boissons sont en concurrence ! Comme au niveau du petit marché, les clients y sont assis directement sur la ruelle qui sert de route, où se croisent, s’amusent, se draguent, s’affrontent et se mélangent au moins près d’une cinquantaine de personnes. Sur un espace géographique de pas plus de vingt mètre-carré ! 

En revenant à mon domicile, je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes le 31 octobre 2020 : en ce moment, plusieurs pays occidentaux, dont la France, ont été à nouveau confinés à cause de la seconde vague de la crise sanitaire de Covid-19 ; tandis qu’ici, le nombre de cas de contamination est au-dessus des huit mille (8 000) ; les mesures-barrière sont censées être la règle de vie actuelle… Le plus incroyable, c’est que cette effervescence n’est pas un mouvement spontané probablement dû à l’annonce, juste la veille, de l’assouplissement des restrictions annoncées par le gouvernement. Non ! Ici, à Alalango, derrière l’Ecole Normale, c’est comme cela tous les soirs, depuis la sortie, en fin avril dernier, du confinement total du Grand Libreville. Pendant que le reste du pays, du continent et du monde cherche une solution pour sortir de la crise sanitaire actuelle, ici, c’est la célébration tous les soirs. Je ne peux m’empêcher de penser à cette remarque que fait souvent mon père, justement face à cette débauche de beuverie et de joie : que peut-on bien avoir à célébrer ainsi, tous les soirs ? 

Enfin, le plus triste et le plus cocasse de toutes les scènes auxquelles j’ai eu à assister durant cette heure de balade dans les ruelles de mon quartier, est ceci : entre le bistrot de ma tante et l’intersection dite du « petit marché », il y a, en plein milieu de la voie, un tuyau d’alimentation en eau normalement enterré, qui immerge du sol à un point. Celui-ci y est percé de trous, et de ces trous, jaillissent des jets d’eau (quand il y a de l’eau dans le quartier !) Et pendant que tout ce beau monde célèbre, un homme, une femme et un enfant utilisent des gobelets pour recueillir l’eau jaillissant de ces trous, afin de remplir des seaux et bidons. Cela me fait penser aux paroles du titre « Ezele », tiré de l’album Esseringila de l’illustre artiste gabonais Pierre-Claver AKEDENGUE, paroles empruntées du Crépuscule des Silences, de P.E. MONDJEGOU, qui disent ceci : 

 «Si tu ris, arrête-toi un moment 
Si tu chantes, arrête-toi un moment 
Si tu danses, arrête-toi un moment 
Si tu pleures, arrête-toi un moment 
Si tu bas le tam-tam, arrête-toi un moment 
Le rire dans l’oppression 
Le chant dans l’oppression 
La danse dans l’oppression 
Les larmes dans l’oppression 
Le tam-tam dans l’oppression 
Tuent la conscience 
L’opprimé ne rit pas 
Ne chante pas ne danse pas ne pleure pas 
Il lutte, les armes à la main » 

Parce que, pour moi, vivre au troisième millénaire dans une capitale, métropole, et en arrivé là pour avoir de l’eau potable, dans un pays presque totalement baigné dans le bassin d’un grand fleuve comme l’Ogooué, c’est simplement une forme d’oppression. A bon entendeur, salut !

Commentaires

  1. Très émouvant ! Je crois que notre jeunesse passe tout le temps à côté de l'essentiel et du nécessaire.

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